"Complete Communion" : Voilà un titre de Don Cherry, grand apôtre du jazz métissé, qui convient parfaitement à ce concert magnifique.
Pour le troisième passage de Gaïa Cuatro à Charleville-Mézières, Charleville Action Jazz avait vu grand : rien moins que le Théâtre, et un invité prestigieux : le trompettiste sarde Paolo Fresu. Pari gagné : pas loin de 500 spectateurs affichaient un sourire ravi à la sortie du concert. Il faut dire qu'il y avait de quoi : une musique fortement originale, des musiciens exceptionnels, et un plaisir de jouer qui se communique aux auditeurs dès le premier morceau .
Le concert démarre par Gaïa Cuatro seul. Et l'on se dit que le quartet pourrait aisément tenir la salle ainsi toute la soirée. Aska Kaneko est fascinante, faisant corps avec son violon, ondulant au rythme de la musique, vibrant visiblement sous la caresse de son archet. Lors d'une rencontre avec les élèves de la classe de violon du CRD avant le concert, ( voir compte-rendu ), elle expliquait l'apport du Tai-chi dans son approche du violon. Ceci explique sans doute ce sentiment de plénitude qui émane de son jeu, la précision et la souplesse du geste, et ce son merveilleux qu'elle tire de l'instrument. Aska possède aussi une voix étonnante, et introduit souvent les morceaux par un chant habité. Si elle est la principale soliste du groupe, il ne faut pas pout autant ignorer les autres musiciens : son compatriote Tomohiro Yahiro qui derrière un set de percussions hétéroclite et très peu typique de la tradition japonaise (intégrant cajon, djembé, tambour basse, cymbales et sonnailles diverses ), entraîne ses partenaires dans des rythmes qui doivent plus à l'Argentine et aux Caraïbes qu'au Pays du Soleil Levant. Une certaine rigueur somme toute japonaise ne l'empêche pas de "balancer " tout au long du concert. Il est aidé en cela par la basse chaloupée de Carlos Buschini, alternant basse électrique et une curieuse contrebasse miniature avec un égal bonheur, bonheur qui se lit en permanence sur son visage. A l'occasion, sa basse 6 cordes se fait guitare le temps d'un chorus bien senti. Reste Gerardo do Giusto, qui a une présence relativement discrète derrière son piano, alors qu'il distille sans interruption un jeu très riche mêlant mélodies, harmonies avec des rythmes toujours très présents. Il choruse assez peu dans cette formation, et l'on sent bien qu'il est la colonne vertébrale indispensable à la vie du quartet .
Il explique entre deux morceaux qu'il n'est pas aisé de marier deux pays aussi éloignés géographiquement et culturellement que l'Argentine et le Japon, d'autant plus que les cultures ancestrales de ces deux pays sont encore très vivantes. Alors, en cherchant ce qu'ils peuvent avoir en commun, on trouve quelques pistes qui permettent de construire la musique inédite de Gaïa Cuatro... Dans une interview qu'il nous avait accordée lors du premier passage de Gaïa Cuatro en 2007, Gerardo nous avait raconté les circonstances de cette rencontre, et avait été plus explicite :" Pour moi, la culture japonaise déborde de raffinement, contrôle du mouvement et des sentiments dans une recherche constante de la profondeur de l'âme. Chaque geste a un sens et chaque son un message. Tomohiro et Aska sont des vrais japonais qui défendent leur culture sans chercher les copies (c'est malheureusement assez rare à trouver). Dans la culture latine (argentine) la spontanéité, la passion exubérante et les grands contrastes dynamiques et rythmiques sont la caractéristique essentielle. Cette rencontre musico-culturelle réussit assez bien l'équilibre de ces deux extrêmes d'expression." ( lire l'interview )
Au quatrième morceau, Paolo Fresu entre en scène. Totalement au service de la musique de Gaïa Cuatro, il réussit tout de même à exprimer sa très forte personnalité, et à montrer toute l'étendue de son talent.
Lui aussi montre visiblement un grand plaisir à jouer cette musique. Le son de son bugle ou de sa trompette, marié à celui du violon, est une pure merveille. Il joue les thèmes, parfois avec un léger décalage, les commente, s'en échappe le temps d'une envolée , y revient. Il joue avec les sons grâce à maîtrise de l'appareillage électronique, les dédouble, souligne les climats. Et puis à plusieurs reprises, il sort de sa posture habituelle ( assis, pavillon tourné vers le sol ou vers les cintres ), se lève et va se placer face à Aska Kaneko, répondant au balancement de son corps dans des échanges très sensuels.
On atteint alors des sommets, le plaisir des musiciens se transmet au public, qui manifeste son enthousiasme par des applaudissements chaleureux.
Paolo quitte la scène le temps de quelques morceaux en quartet, puis revient pour un morceau aux sonorités orientales où le violon se fait shakuhachi du Japon ou sarangi de l'Inde du Sud : une ballade lancinante et magnifique. Encore une fois, le mariage violon/bugle est magique. Au cours du morceau Paolo Fresu s'évade le temps d'une escapade presque solitaire, démultipliant les notes de son bugle, les mettant en boucle, avec le discret accompagnement d'Aska en pizzicato, et est finalement rejoint par l'ensemble des musiciens.
Un mot sur les compositions : il ne faudrait surtout pas que la brillance des improvisations et la beauté évidente des mélodies ne fasse oublier leur construction, leur architecture. Qu'ils soient issus du premier album éponyme de 2006, du second "Udin", enregistré en 2008, ou du dernier "Haruka" enregistré en 2010 avec Paolo Fresu, qu'ils soient signés Gerardo di Giusto, Aska Kaneko ou Carlos Buschini, tous les morceaux sont le fruit d'un travail d'écriture remarquable.
Bien sûr, il y eut un rappel, pour le plus grand plaisir des spectateurs, et comme on pouvait s'y attendre, Gaïa Cuatro a vendu beaucoup de disques à l'issue du concert. ( un record ! ). Les musiciens ont terminé la soirée au bar du Foyer du Théâtre, dédicaçant disques et affiches, et dialoguant avec un public désireux de prolonger la magie du concert.
Patrice Boyer